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Carmen Castillo, réalisatrice franco-chilienne, dans un entretien que j’ai eu avec elle, il y a déjà quelques années, disait: «Tant que nous parlons des morts, de nos morts, tant que nous nous souvenons, ils sont vivants». Il en est des lieux comme des êtres humains, tant que nous nous rappelons l’histoire dont ils furent le théâtre, tant qu’ils se dressent contre l’oubli, nous pouvons transmettre le souvenir de ceux qui vécurent en ces lieux. Gimel-les-Cascades abrita un de ces endroits que l’histoire locale et universelle a ensevelis. Enfin, en des temps plus ou moins longs, leurs traces sont effacées à jamais ; ainsi, raconter leur histoire, la transmettre, en conserver la mémoire peut devenir impossible.

De l'Espagne à la Corrèze

Ces lieux marqués par l’histoire contemporaine sont pourtant nombreux à travers 72 départements de la France de 1939. La Corrèze fut l’un de ceux-là, un de ces départements vers lesquels le gouvernement français ordonna de convoyer des femmes, des enfants, des vieillards et quelques soldats blessés de l’Armée Républicaine espagnole amassés à la frontière franco-espagnole. Séparées de leurs frères, de leurs pères, de leurs maris, de leurs compagnons, dont elles ignoraient le destin, 2272 d’entre elles arrivèrent dans ce département dont elles ne savaient rien, pas même son existence géographique. On les poussa par-ci, par-là, dans des villages du bassin de Brive, dans les villages du bassin de Tulle : Naves, Davignac, Uzerche, Egletons...Dans une prison, des hôpitaux, des centres désaffectés...une usine désaffectée qui présente bien des avantages : espace et lieu discret. C’est une ancienne filature construite à la fin du XIXe siècle, une faveur du ministre des finances du gouvernement Thiers à la châtelaine de St Priest de Gimel. Cette usine désaffectée, située sur la commune de Gimel-les-Cascades, au fond de la vallée de la Montane qui coule tout près avant de se précipiter en cascades, peut recevoir plus de 200 femmes et enfants. De cette diaspora espagnole, c’est donc Gimel-les-Cascades qui recevra la plus grande part.

L'exil, l'asile, et les jours difficiles

Il fait froid, très froid en ce mois de février, d’autant plus froid que toutes ces femmes ont tout perdu, tout, une maison, un appartement, une vie parfois difficile, mais joyeuse . Elles viennent de toutes les provinces d’Espagne, provinces pluvieuses, chaudes, industrielles, marines, et pour certaines de ces femmes, cela fait 3 ans qu’elles marchent, fuyant la mort crachée par air, mer et terre. Elles ne comprennent rien, non seulement elles ont tout perdu mais elles sont perdues.

Gaston Paris. — Réfugiés espagnols, février 1939
© Gaston Paris / Roger-Viollet

Pourquoi? Comment? Où? L’inquiétude les submerge, le désespoir est là, prêt à s’installer. Alors, elles s’épaulent, elle s’encouragent, elles se relèvent, elles s’organisent. Elles vont rester, dans cet endroit oublié, plusieurs mois avant de se disperser pour rejoindre un mari quelque part en France, s’installer à Brive, à Tulle ou retourner en Espagne parce qu’elles sont seules désormais en terre étrangère.

Parmi toutes ces femmes, il y a ma grand-mère, ma mère, mes tantes, mon oncle. Toute sa vie, ma mère va garder de ce lieu des souvenirs et une blessure. Le silence des bois, le bruit des chutes d’eau en cascades, le ramassage du bois pour se chauffer, la mise à l’épreuve du français appris au lycée à Madrid. Puis, en quelques secondes et en un seul mot catégorique, l’interrogation est devenue certitude: plus rien ne sera comme avant car les autorités françaises refusent de l’inscrire dans un lycée pour poursuivre son cursus d’élève du secondaire. La scolarité est réservée aux seuls enfants de primaire.

Dans les murs qui se dressaient, il n’y a pas si longtemps encore, au milieu d’une végétation grimpant à l’assaut des pierres, ce sont les voix, les cris, les pleurs, les rires de ces quelques deux cents femmes qui résonnent pour peu qu’on veuille les entendre. Et pourtant, rien dans ce lieu ne rappelle leur présence et la tragédie qui les y conduisit.

Oublier ?

Aujourd’hui, le silence de l’oubli est devenu effacement. Les pelleteuses ont rasé les bâtiments, place nette est faite.

(c) Paloma Leõn

De ce lieu qui fut le théâtre de l’histoire la plus méconnue de l’exode des Espagnols en 1939, il ne reste rien, même pas quelques lignes dans l’histoire officielle de Gimel-les-Cascades. Pourtant, sur une population de 580 habitants environ, l’arrivée de plus de 200 femmes et enfants n’a pas pu passer inaperçue et la mémoire des anciens gimelois a, sans nul doute, dû en garder quelques souvenirs. Et puis, il y a les descendants de toutes ces femmes et leur mémoire obstinée.

14 avril 2024.

Paloma León, autrice de Un tango pour la vie, éditions Les Monédières, 2014.

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Signalons ici la remarquable exposition de la photographe Lydie Turco ("stratégie de l'effacement") présentant dix familles liées à dix lieux à travers la France dont celui de Gimel-les-Cascades. Accessible sur son Blog :  https://lydieturco.com/expositions/

 

Tag(s) : #Mémoire du lieu
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