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            Depuis le surprenant jugement de relaxe rendu par le tribunal correctionnel de Tulle le 12 avril 2022, la question se posait : la pollution industrielle d’un cours d’eau - la plus importante survenue en Corrèze depuis plus de 20 ans – allait-elle demeurer impunie, sans responsable identifié, alors qu’elle avait été causée par un produit chimique manifestement sorti des locaux d’une entreprise installée sur la commune d’Eyrein, Eyrein Industrie ? [1]

            La réponse est tombée le 26 juillet dernier : prenant le contrepied du tribunal de Tulle, la chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Limoges a, comme nous l’espérions, reconnu la société Eyrein Industrie pénalement coupable de la pollution de la rivière La Montane survenue à l’été 2018. Elle l’a condamnée au paiement d’une amende de 50.000 euros.

Les parties civiles (associations de pêcheurs et Madame Bouyssou, habitante de Gimel les cascades et riveraine de La Montane) ont, dès l’annonce de la décision, exprimé leur soulagement et leur satisfaction de voir leur mobilisation conjointe, depuis 5 ans, trouver ainsi un débouché positif.

Il est ainsi mis (provisoirement) fin à une anomalie aussi choquante qu’angoissante pour tous les défenseurs de l’environnement en Corrèze : qu’une société dont les produits chimiques se sont déversés dans une rivière, déjà condamnée deux fois (en 2012 et 2015) pour des faits analogues, accomplisse le tour de force, au troisième désastre écologique, d’échapper à toute responsabilité pénale.

Certes, cet arrêt n’est pas tout à fait définitif puisqu’on a appris que, dès le 27 juillet, la société Eyrein Industrie déposait un pourvoi en cassation, mais il n’est pas sans intérêt de se pencher sur les motivations de la Cour d’appel, exactement comme nous l’avions fait pour la décision du Tribunal de Tulle, une fois celle-ci connue dans son texte intégral.[2]

Des négligences à foison

Dans son arrêt, la Cour a constaté que « les deux causes cumulatives de la pollution chimique survenue le dimanche 18 août 2018 », pollution dont elle rappelle qu’elle a entraîné « une quantité importante de poissons morts (…) retrouvée sur une distance de cinq kilomètres, » étaient d’une part le renversement d’une cuve contenant un produit dangereux, d’autre part « le raccordement par erreur au réseau d’eaux pluviales de toiture s’évacuant dans le milieu naturel, d’un regard récupérant les eaux de surface de la zone de stockage des cuves qui contenaient le produit en question. »

(cf. p.8 de l’arrêt)

Pour justifier la condamnation de la personne morale, en dépit du fait que le salarié éventuellement responsable du renversement de la cuve n’avait pu être identifié et que plusieurs sociétés extérieures étaient intervenues dans la réalisation du regard défectueux, la Cour a rappelé que les dirigeants d’EYREIN INDUSTRIE restaient « responsables de l’organisation du travail et de la sécurité au travail sur le site, mais aussi qu’ils étaient les commanditaires des travaux » réalisés par les différentes entreprises sous-traitantes.

Deux séries de négligences imputables aux dirigeants ont été ainsi pointées par la Cour :

1°) « Les dirigeants de la société EYREIN INDUSTRIE, à commencer par Monsieur Yves MAGNE auraient donc dû, dès la fin des travaux sur les réseaux d’eaux, sans attendre un accident, vérifier la bonne réalisation des travaux en question, d’autant plus que l’activité de la société en question, compte tenu des produits manipulés, présentait un risque pour l’environnement. »

(cf. p 9 de l'arrêt)

Observons que ces travaux avaient été effectués durant les années 2009, 2010 et 2011 et que de cette époque jusqu’à août 2018, jamais la direction de la société n’avait éprouvé le besoin de vérifier le bon fonctionnement de son réseau d’évacuation et de traitement des eaux, opération qui prenait quelques minutes (test avec un produit colorant), et qui ne fût réalisée… qu’après la troisième pollution de l’été 2018.

En outre, rappelant que « l’activité de la société (…) compte tenu des produits manipulés, présentait un risque pour l’environnement », la cour fait clairement allusion au fait que la société Eyrein Industrie entre la catégorie des Installations classées pour l’environnement (ICPE). Aucune société n’est autorisée, bien sûr, à polluer l’environnement, mais pour les ICPE, et donc pour leurs dirigeants, l’obligation de respecter celui-ci est encore plus forte.

2°) Les mêmes dirigeants « auraient dû également s’assurer que les conditions de stockage des cuves contenant un produit toxique pour l’environnement étaient sûres, de même que les conditions de déplacement des cuves en question dans les locaux de l’entreprise. »

La Cour conclut : « Tout cela était de leur ressort et de leur devoir, et pour autant cela n’a pas été fait. Cette négligence a donc créé les conditions pour que l’accident survenu le 12 août 2018 se réalise. »

(cf. p. 9 de l'arrêt)

Elle contredit ainsi les analyses du tribunal correctionnel de Tulle, qui avait validé la vision d’EYREIN INDUSTRIE selon laquelle aucun salarié ou représentant de la société n’ayant pu être identifié comme auteur direct des deux dysfonctionnements (renversement de la cuve, réalisation et usage d’un regard et de canalisations défectueuses), la personne morale ne pouvait qu’être relaxée.

La Cour, en infirmant ce jugement avec les motifs ci-dessus rappelés, a mis le doigt sur la faiblesse majeure du jugement de Tulle, à savoir qu’à aucun moment celui-ci n’avait envisagé la possibilité que la direction d’Eyrein Industrie (ses directeurs délégués, son représentant) ait pu commettre des fautes répréhensibles. Pour le juge de première instance, tout se passait comme s’il n’y avait que des salariés dans cette société, comme si la direction d’Eyrein Industrie, entre 2009 et 2018, n’existait pas. Une société sans tête, une entreprise dépourvue de chef et de capacité de management…

Un message envoyé à tous les désinvoltes pollueurs

Une décision de justice consiste à appliquer le droit à un cas particulier. Elle résiste donc à toute généralisation abusive. Mais, prononcée publiquement et accessible à tous, elle comporte aussi une dimension d’exemplarité.

Sous ce dernier angle, la leçon de cet arrêt est importante, au moins pour tous ceux qui sont attachés à la défense de l’environnement. Quelle est-elle ?

Une entreprise dont l’activité présente un risque environnemental ne peut se réfugier derrière des boucs émissaires (salariés qu’elle emploie ou sociétés extérieures auxquelles elle a fait appel), pour échapper à sa responsabilité pénale en cas de pollution.

Toute juridiction saisie d’une affaire de pollution industrielle où une personne morale est poursuivie, doit examiner, y compris dans l’hypothèse où un salarié responsable d’une maladresse n’a pu être identifié, le comportement de la direction de la société, dont un ou des dirigeants ont pu commettre des fautes d’imprudence, de négligence ou d’inobservation des règlements ayant rendu possible ladite maladresse, et, par voie de conséquence, la pollution finale.

De même, lorsque des intervenants extérieurs à la société ont pu contribuer, par des fautes avérées et/ou des erreurs professionnelles, à la survenance du dommage, cela ne dispense pas la juridiction saisie de scruter le comportement de la direction de la personne morale, pendant et après la réalisation des travaux défectueux - commandés puis réceptionnés par ses soins - pour examiner si elle n’a pas pu commettre des négligences dans la vérification « du travail bien fait ».

Ces obligations, bien sûr, sont renforcées lorsque la société en cause est une ICPE, ce que sa direction ne peut ignorer. Le devoir de prudence, la vigilance, les vérifications permanentes et méticuleuses, bref le principe de précaution pour prévenir toute atteinte à l’environnement s’imposent au premier chef aux dirigeants des ICPE.

Nota Bene : le site gouvernemental « Géorisque », en avril 2022, recensait 675 ICPE en Corrèze. Au-delà des éléments factuels et particuliers contenus dans sa décision concernant Eyrein Industrie, il existe donc un enjeu à la diffusion et à la connaissance des motivations de la décision de la cour d’appel de Limoges.

Les aléas d’un pourvoi

On l’a dit plus haut : cet arrêt a fait l’objet d’un pourvoi en cassation dans le délai prévu par la loi.

Rappelons ici que la Cour de cassation n’est pas, après les tribunaux de première instance et les cours d’appels,  un troisième degré de juridiction qui serait destiné à refaire de fond en comble un procès.

La juridiction suprême de l’ordre judiciaire ne se penche pas sur les faits établis au cours de la procédure pour procéder à une nouvelle analyse. Elle s’en remet sur ce point, selon la formule consacrée, à l’appréciation des juges du fond. Son rôle est de vérifier seulement si la loi a été respectée :

« Les arrêts et jugements rendus en dernier ressort, lorsqu’ils sont revêtus des formes prescrites par la loi, ne peuvent être cassés que pour violation de la loi. »

Cf. Article 591 du code de procédure pénale.

On ne connaît pas encore les "moyens" (arguments) qui seront développés par Eyrein Industrie pour justifier son pourvoi. On fera cependant quelques observations.

Il lui sera difficile de contester la légalité de la procédure suivie depuis le renvoi de la société devant le tribunal de Tulle jusqu’à l’arrêt de la cour d’appel : celle-ci a parfaitement respecté les règles du code de procédure pénale (juridictions compétentes et valablement composées, citations régulières, débat contradictoire, respect des droits de la défense, etc.). Aucune conclusion de nullité n’a jamais été déposée pour critiquer la manière dont les débats devant ces juridictions ont été menés.

Elle ne peut pas plus développer devant la chambre criminelle de la cour de cassation des moyens tendant à revenir sur les faits établis par le tribunal de Tulle et la cour d’appel de Limoges (voir plus haut).

Il est plus probable que Eyrein Industrie tentera de plaider que les dispositions de l’article 121-2 du code pénal ont été violées. Rappelons ici cet article :

« Les personnes morales, à l’exclusion de l’Etat, sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou représentants. »

Le tribunal de Tulle avait suivi Eyrein Industrie sur ce point puisqu’il avait affirmé qu’à cause de l’absence d’identification du salarié ayant renversé la cuve d’une part, et de la pluralité d’entreprises ayant réalisé le regard défectueux d’autre part, il n’avait pas été possible d’identifier un organe ou représentant de la société responsable des deux causes cumulatives de la pollution.

Mais la lecture de son arrêt révèle que la cour d’appel ne s’est pas contentée de pointer la responsabilité globale des dirigeants dans les négligences commises, elle a nominativement désigné l’un d’entre eux : « Au premier chef, Monsieur Yves Magne, directeur général et représentant de la société Eyrein Industrie, était un de ces responsables », rappelant au passage que lors de l’enquête celui-ci avait « d’ailleurs reconnu l’infraction de rejet en eau douce par une personne morale, d’une substance nuisible aux poissons. »

 (cf. p.9 de l’arrêt)

Ce dernier point est important car, ce faisant, le juge d’appel est allé plus loin que le simple constat de la matérialité des manquements (ici les négligences et imprudences que manifestent l’omission de vérifier le bon fonctionnement des réseaux d’évacuation des eaux et le stockage défectueux des cuves contenant le produit dangereux) : il a identifié au moins l’un des organes ou représentant de la société ayant omis de prendre les mesures de surveillance et de contrôle qui s’imposaient : son directeur général.

Il nous semble que la cour d’appel s’est ainsi parfaitement conformée aux dispositions de l’article 121-2 du code pénal et à la jurisprudence de la Cour de cassation qui exige, dans de nombreux arrêts, que soit recherché et identifié l’organe ou le représentant, agissant pour le compte de la société, ayant commis des négligences ou imprudences (action et/ou omission fautives).

On verra si, une fois lu et étudié l’arrêt dont la cassation est réclamée (ce qui n’a certainement pas pu être réalisé de manière approfondie entre le 26 et le 27 juillet) la société Eyrein Industrie maintient effectivement son pourvoi. Elle peut en effet s’en désister à tout moment.                                                           

En attendant la suite...

Pour conclure, il est permis de s’étonner de la stratégie du déni et du jusqu’au-boutisme judiciaire adoptés jusqu’ici par la direction d'Eyrein Industrie.

Les 500 kilos de produits chimiques qui se sont retrouvés dans La Montane provenaient de ses locaux et de cuves lui appartenant; les réseaux d’eaux déficients qui ont mené ces produits polluants dans la nature avaient été construits à sa demande et réceptionnés par ses soins; les mesures correctives furent prises peu de temps après le désastre de 2018, ce qui démontre qu’elles auraient pu l'être avant

N’aurait-il pas mieux valu s’incliner devant l’évidence de son implication objective ? Admettre quelques torts, au lieu de n’en reconnaître aucun en plaidant une relaxe improbable ? Ne fallait-il pas envisager une autre stratégie judiciaire que celle misant sur le découragement des parties civiles devant la longueur et le coût de la procédure ?

Pour le respect de l’environnement et la satisfaction des riverains de La Montane ainsi que des associations de pêcheurs, mais aussi pour la réputation de l’entreprise et le moral de ses salariés, cela aurait été sans doute préférable.

Hélas, dans ce dossier, tout se passe depuis cinq ans comme si Eyrein Industrie était dans l’intransigeance et non dans la recherche d’une conciliation des intérêts légitimes en présence.

Didier Peyrat, 03/08/2023.

 

[1] Voir l’article Une pollution industrielle peut-elle rester sans responsable ? paru sur ce blog le 14 mai 2023.

[2] Voir notre article La relaxe en question, paru sur ce Blog le 19 septembre 2022.  

Tag(s) : #La Montane
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